Entretien avec Maximilien Friche

Entretien avec Augustin Frison-Roche, peintre

Par Augustin Frison Roche
Propos recueillis par Maximilien Friche pour Mauvaise Nouvelle

Une Chimère, huile sur boisMauvaise Nouvelle : Augustin, vous êtes un artiste complet, peintre, sculpteur, … vous agissez sur la matière et avec elle… Nous allons particulièrement nous intéresser ici, sur MN, à votre peinture. Et je sais à quel point, il peut être difficile à un artiste de se commenter. Parler sur les peintures est toujours délicat pour un artiste, car il serait insupportable de réduire une œuvre à un discours. Une œuvre appelle la contemplation, l’accès à une vérité en dehors de l’usage de la raison… Et je voudrais commencer notre entretien par une phrase que vous avez mise en exergue sur le site de présentation de votre travail : « La beauté dans le monde est semblable au cheval ailé qui soutient l’homme avide de voir le ciel d’un peu plus près. » Pouvez-vous me dire pourquoi vous avez choisi cette phrase poétique, ce qu’elle signifie pour vous, ce qu’elle peut signifier pour l’art d’une façon générale ?

Augustin Frison-Roche : Vous soulignez parfaitement le paradoxe auquel tout artiste est aujourd’hui confronté : à savoir penser que l’art se passe des mots, qu’il est au-delà des mots ou simplement à côté d’eux, que l’art meurt d’être réduit au discours ; et dans le même temps, devoir parler de son travail pour être pris au sérieux, pour rassurer le spectateur, parce que les vrais critères de jugement et d’appréciation d’une œuvre lui manquent bien souvent. Sur internet ou pendant les expositions, il faut parler, écrire. Pourtant je suis convaincu que l’art n’est pas l’illustration d’une pensée d’abord formulée avec des mots mais une pensée en image, par l’image. Parler de mon propre travail ressemble à un exercice de traduction de ma langue maternelle -l’image- dans une autre que je maîtrise moins -les mots-. Et il me semble que le meilleur moyen de la « traduire » est d’avoir recours à la poésie, qui tout comme la peinture est image, synthèse, ellipse. Cette phrase est une sorte de devise, un cri de guerre aussi dans un monde qui combat tout ce qui élève avec acharnement, mais surtout un manifeste artistique. Rien de très original au fond. Choisir la beauté et la transcendance contre l’esthétique et le ludique, affirmer que l’art est un moyen et non une fin, qu’il est au service de l’homme et surtout de l’âme. Il m’a semblé que cette image venue de la mythologie, synthèse entre le cheval et l’oiseau, entre le terrestre et le céleste, entre la pesanteur et la légèreté, définissait parfaitement la beauté, synthèse elle aussi, entre la matière la plus prosaïque (la terre des pigments, l’huile, la pierre, le bois) et l’esprit.

MN : Votre peinture peut au premier abord sembler « classique », mais révèle au final une sorte de modernité atemporelle. Il semble que vous peignez en y incorporant une forme de patine, avec des couleurs qui paraissent comme « passées ». Cela nous donne l’impression d’une peinture qui nous préexiste, dont nous héritons, qui véhicule, en plus d’elle-même, l’histoire des hommes. Quel rapport avez-vous au temps, à l’histoire ? Comment transformer notre désir d’éternité en matière ?

 AFR : Le seul fait de peindre à l’huile sur bois, en glacis, donne un caractère ancien et une apparence « classique » à mon travail car cette technique, qui est celle des primitifs flamands, est délaissée par les peintres depuis plusieurs siècles à quelques rares exceptions près (Dali par exemple). Sa matière particulière, son aspect lisse et sa transparence renvoient le spectateur averti au XVème siècle ! Mais la raison pour laquelle j’emploie cette technique n’est pas là ; aucune autre technique ne permet de travailler la couleur avec autant finesse et de subtilité que le glacis à l’huile, et la couleur a la première place dans mon travail de peintre. Cette technique accentue effectivement l’aspect atemporel que je cherche à donner par différents autres procédés plastiques (par un travail abstrait ou décoratif que je réalise au pigment avant de peindre à l’huile, par la matière du bois ou la légèreté des tons). Je suis fasciné par les origines, parce que cela me parle du présent et lui donne un sens. Je ne sais pas si je suis très clair mais je veux dire que les liens que je tisse dans ma peinture avec le passé, avec les origines, avec les mythes, avec l’histoire sont une manière de convoquer un imaginaire collectif, d’enraciner mon travail dans un temps long où je peux voir à travers l’immense diversité de ses manifestations, la pérennité de la beauté dans l’histoire du monde. Ce désir d’éternité dont vous parlez et qui est au cœur de toute démarche artistique, je tente de l’assouvir en contemplant et en m’appropriant ce qui dans l’histoire est hors de l’histoire, ce qui est constant, ce qui est stable : le sentiment religieux, l’amour, la mort, l’imagination.

MN : les thèmes que nous voyons dans votre peinture font émerger un univers oniriques. Quelle place a le rêve dans votre création ? La poésie est souvent ellipse, elle crée un raccourci dans le labyrinthe d’un texte pour toucher la personne au cœur. En peinture, il me semble que tout est poésie. L’imaginaire vient-il mettre de la narration nécessaire dans un monde qui ne serait fait que d’ellipses ? Doit-on se raconter une histoire en regardant un tableau ?

AFR : Je préfère parler de rêverie plutôt que de rêve, car c’est un rêve éveillé que je peins, une déambulation de l’imagination plutôt qu’un état inconscient. Oui je pense que la peinture est poésie. Elle fonctionne de la même manière, par une succession ou une apposition d’images, qui se substituent au raisonnement pour exprimer les choses de manière intuitive, presque instinctive. La force de la peinture, parce qu’elle est en deux dimensions, est de pouvoir tout montrer simultanément, « pour toucher la personne au cœur », oui. Et de telle sorte que le regard puisse choisir. Choisir de tout voir, choisir de voir une partie seulement, choisir de voir tels ou tels éléments seuls ou ensembles, multipliant ainsi les résonnances que cette image peut susciter dans l’imaginaire du spectateur. L’histoire qui a commencé dans mon imagination aura autant de suites que de regards portés sur le tableau. Par ces résonnances, par ces images, ma peinture tente d’être « une invitation au voyage » non pas hors de soi ou hors du monde réel mais vers un réel augmenté par la contemplation, réenchanté par l’émerveillement. Peindre pour tenter « d’ouvrir les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible » (G. de Nerval) et qui nous empêchent de voir le monde tel qu’il est, habité de la présence de Dieu jusque dans ses moindres détails. J’aime beaucoup cette image. Elle montre parfaitement l’ambivalence de ces portes, à la fois grandiose par ce qu’elles renferment, et terribles parce qu’elles sont fermée. Je pense à la chute. Je pense aussi que la beauté est une des clés qui permet de les ouvrir momentanément. Tout cela peut paraître bien ambitieux… mais les entrouvrir un instant, pour quelques proches ou pour quelques inconnus, justifie aisément une vie entière de travail.

MN : La troisième dimension est-elle un leurre, est-elle systématiquement trompe l’œil ? Vous semblez convoquer dans les deux dimensions d’un plan, toutes dimensions comme pour mieux faire ressortir une profondeur d’âme, une dimension spirituelle. Votre graphisme, son aspect décoratif, rend discrète votre peinture, comme une fleur qui attend d’être cueillie… De fait, votre travail évoque un peu l’écriture des icônes… La mise en relation opérée par une œuvre d’art, implique-t-elle une sincérité telle que la manipulation, notamment celle liée à la troisième dimension, doit être absolument évitée ?

AFR : Sur la manière dont je contourne la troisième dimension dans ma peinture, par un travail décoratif, par les couleurs ou par des procédés graphique qui l’évoquent sans la rechercher vraiment, vous répondez mieux que je ne pourrais le faire… Je ne sais pas si elle doit être absolument évitée mais cela me permet de prendre une distance nécessaire avec le réel et de créer ainsi les conditions favorables à un autre regard, plus libre.

MN : J’aimerais évoquer pour finir l’art sacré. Vous réalisez des objets d’art sacré : croix peinte, sculpture de reliquaire, de bénitier… Qu’est-ce qui change dans votre travail, dans votre disposition intérieure vis-à-vis de ce travail ? Est-ce suffisant d’opter pour un thème ou un usage pour que l’art devienne sacré ? N’y-a-t-il pas davantage, un dépouillement supplémentaire ?

AFR : Très honnêtement, je change peu de chose à ma manière de travailler parce que je pense que la beauté réclame la même exigence quelque soit sa place. Quand je travaille pour l’église, ma disposition, ma foi, reste malheureusement celle du moment, avec ses limites. Il m’est arrivé de sentir que des gens projetaient sur moi les qualités spirituelles que leur évoquait telle statue ou telle autre de mes réalisations… s’il fallait attendre que les artistes soient des saints, les églises seraient bien vides. Ce qui change surtout et ce qui me pousse à me dépasser, c’est la responsabilité. Ce n’est pas la même chose d’avoir la responsabilité d’aider les gens à prier ou à se sentir bien dans leur salon ! Cependant je ne fais pas de différence de nature entre une statue de la Vierge, un tableau au sujet profane, une frise ou un plafond peint. Bien sûr, je ne dis pas que toutes ces réalisations se valent, il y a une différence de difficulté, de finesse et de sens lié à l’usage qui en est fait. Mais l’objectif est le même : faire quelque chose de beau. Bien que je l’emploie souvent, je ne suis pas très à l’aise avec l’expression « art sacré » parce que je pense que c’est le beau, en tant que reflet visible d’une vérité invisible, qui est sacré. Plus qu’une forme de dépouillement, je pense que l’art est sacré quand il est juste : quand la forme est l’incarnation de cette vérité et que son sens est en adéquation avec l’usage. Il ne suffit pas de peindre un sujet religieux pour justifier sa place dans une église, il faut encore que la forme donne la priorité au sens profond de ce qu’elle entend représenter, ce qui oblige à des « simplifications » ou à des « déformations » de l’image qui sont autant « d’incarnations » de cette vérité. Dans la représentation du Christ par exemple, l’essentiel est de représenter sa double nature – entièrement homme et entièrement Dieu – sans laquelle l’incarnation, la crucifixion et la résurrection n’ont aucun sens. La représentation de la double nature du Christ ne peut se faire qu’en laissant de côté un certain nombre de détails anatomiques et en cherchant par d’autres procédés plastiques, le moyen de donner une forme à ce qui ne se voit pas et qui est pourtant le plus important. C’est ce qui me pousse à dire que le baroque est rarement sacré parce qu’il confond souvent la prouesse technique et le sens profond, l’église et l’opéra, l’anecdotique et l’essentiel. En d’autres mots, le problème ne vient pas l’abondance d’images mais du sens exprimé par leur forme qui n’est pas celui qu’elles prétendent incarner (les Christs baroques n’ont bien souvent qu’une seule nature… entièrement humaine). La profusion baroque est aussi inadaptée à une église que le foisonnement roman est juste dans ce lieu. À l’inverse, la sobriété qui peut être adaptée à un lieu ou à un espace, peut aussi être l’antichambre de l’iconoclasme comme le montre nombre de réalisations récentes en matière d’art liturgique. Les églises débordent malheureusement des ces objets inadaptés…

 

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